Après avoir remercié la formidable équipe du restaurant Roger la Grenouille emmenée par François Pagot, ainsi que la générosité du Groupe Charlois, notre fidèle mécène, le Grand Sachem se tourna vers la salle où devisaient les invités, leur verre de Pouilly fumé en main.
Elle dit quelque chose comme : « Il faut croire que ceux qui sont ici ce soir sont bien de grands amoureux de la littérature, comme notre lauréat. Car il fallait une détermination farouche pour braver l’épisode 168 de la saison des pluies qui accable Paris aujourd’hui. Mieux : vous aviez, sans conteste, les meilleures raisons du monde de ne pas sortir. De rester au coin du feu, dans l’atmosphère douillette de votre salon, à écouter, édifié, la fascinante liste des nouvelles, car le 12 avril ne fut point avare d’événements.
Ainsi vous auriez pu vous plonger dans les quatorze pages de plaidoirie d’une marâtre qui dit « Tout pour moi, rien pour les autres » et qui n’en revient pas que « les autres » y trouvent à redire. Cette histoire, mon Dieu… Un jour, c’est certain, un écrivain français (peut-être plusieurs) écrira un « roman » sur le sujet. Notre lauréat, non.
Il y avait aussi, on en a les oreilles qui sifflent depuis quinze jours, le fameux entretien télévisé de notre président de la république, l’intello bourgeois chic métrosexuel, avec le porte-parole des beaufs ploucs sans dents racistes. Fausse insolence mise en scène dans la boîte à spectacle… Un jour, c’est certain, un écrivain français (peut-être plusieurs) voudra explorer cette faaaascinante mise en abyme de la fracture socio-culturelle. Notre lauréat, non.
Le 12 avril, le tribunal mettait aussi ce qui ressemble bien au point final d’un feuilleton hélas bien trop long, celui de l’enfer judiciaire infligé à un petit comité invisible post-situ qui plongea en 2008 dans un bain de Grand-Guignol. Plaçons l’ironie en exposant et au carré : les caténaires de la SNCF qui servirent de prétexte à cette chasse aux terroristes invisibles sont désormais bel et bien menacés de kidnapping par le gouvernement. Un jour, un écrivain français (peut-être plusieurs) tentera d’écrire un texte engagé sur la question… Notre lauréat, non.
Pour finir, vous êtes là, à quelques centaines de mètres des cars de CRS qui vident en cet instant la Sorbonne. Vous êtes sortis de chez vous, pour vous joindre à notre fierté de décerner le Prix de la Page 112, édition 2018, à Jacques Jouet pour La dernière France, paru aux éditions P.O.L.
Il s’agit à notre avis d’un livre aussi remarquable par son ambition que par sa maestria romanesque. Car ce roman sait à la fois s’inscrire dans la plus belle tradition du roman français tel que nous le concevons depuis Balzac, dans l’amour du livre lui-même, et de la bibliothèque magique selon Borges, et dans l’inventivité façon Oulipo ; Jacques Jouet étant un membre éminent de cette école. Raison pour laquelle je cède la parole à Marcel Bénabou, le membre de notre jury qui est lui aussi Oulipien.
(Le discours prononcé par Marcel Bénabou ayant déjà fait l’objet de plusieurs plagiats par anticipation, nous préférons les imprimer à une date ultérieure et en exclusivité dans la prochaine édition de son livre : Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres)